Le carnaval, une tradition ancienne qui retrouve du sens
La tradition Carnaval est présente sous différentes formes dans plusieurs parties du monde, notamment en Europe et particulièrement dans le Nord de la France et en Belgique. Son histoire se perd dans la mémoire chrétienne, et elle plante même certainement ses racines dans des temps bien plus anciens. Depuis tout ce temps, elle remplit plusieurs fonctions : l’affirmation identitaire par la création collective, l’inversion momentanée des normes et statuts qui permet une catharsis sociale, des traditions initiatiques, la perpétuation de confréries, etc… Elle renforce un ciment social à travers l’expression culturelle d’une ville ou d’une région ; elle garantit enfin un temps de subversion où les hommes s’habillent en femmes, les pauvres en puissants, les sages en fous, les enfants en héros, etc…
Le Carnaval en fin d’hiver a aussi pour but de célébrer le retour des beaux jours, de vaincre la peur de ne pas voir revenir le soleil. Certaines pratiques visent à assurer la sécurité et le succès des marins partant pour la saison de pêche, la cohésion des habitants contre certaines menaces… Souvent, une statue monumentale représentant le Bonhomme Hiver, ou Bonhomme Carnaval, est réalisée, pour être exhibée dans un cortège à travers la ville, et enfin brûlée pour la sacrifier au triomphe de la belle saison sur le froid et les privations.
Cette expression collective a beaucoup perdu de son sens depuis plusieurs décennies. Elle relève désormais d’un folklore dans une société où le divertissement s’est beaucoup individualisé, où la tradition est de plus en plus perçue comme dépassée et désincarnée. Beaucoup de villes l’ont abandonnée, souvent au profit d’autres événements plus faciles à organiser et souvent plus axés sur le consumérisme. Dans un contexte très actuel, les carnavals sont des événements, par définition ouverts et massifs, qui souffrent des contraintes de sécurité liées aux menaces d’attentats. Ceux qui résistent doivent souvent leur survie à leur caractère emblématique profondément ancré dans l’identité de leur territoire, comme le Carnaval de Dunkerque.
Avec l’abandon de ces événements, ce n’est pas uniquement que le côté festif et convivial qui se perd. C’est tout le cortège de pratiques grâce auxquelles les habitants peuvent exprimer collectivement, parfois par quartiers ou par corporations, leur attachement à leur lieu de vie ; et au-delà , c’est aussi la perte de la possibilité annuelle de rejeter pendant quelques jours le corset de l’ordre établi et des autorités morales.
Or, l’éducation populaire revendique particulièrement de réinterroger les conventions sociales et culturelles, de cultiver le lien et les pratiques collectives, de développer les événements festifs, de valoriser les savoir-faire et l’expression des personnes. Toutes ces valeurs et ces objectifs se retrouvent dans les éléments fondamentaux du Carnaval, qui représente donc un formidable terrain de jeux pour les associations qui s’en emparent.
Dans certaines villes, notamment dans la région de Paris, où les tensions entre quartiers ou communautés sont parfois fortes, des Carnavals sont recréés, non sans difficulté, pour que tout le monde puisse se retrouver et faire la fête ensemble, au-delà des représentations et des rivalités nourries les uns envers les autres. On retrouve là le premier rôle du Carnaval, comme moyen de faire baisser la pression sociale, d’exprimer les rivalités sur le plan de la créativité, voire même de tourner en dérision les sources de conflit.
Le Carnaval de Croix comme événement populaire, culturel et participatif
À Croix, le Carnaval est un événement de la Municipalité dont la mise en place et la coordination sont confiées à la MJC-Centre social. Les tendances actuelles de l’ingénierie culturelle inciteraient volontiers à le réduire à la simple programmation d’un événement d’arts de la rue, avec la venue de musiciens, de comédiens ou de circassiens professionnels de l’extérieur. Mais un effort particulier est investi dans un objectif simple : que cette manifestation ne compte pas de spectateur mais que des acteurs.
Dans cette idée, les réunions préparatoires sont ouvertes à plusieurs partenaires : service d’animation jeunesse de la Municipalité, écoles, associations de parents d’élèves, comités de quartiers, associations sportives, etc… Chacun se voit invité à s’investir en acteur : choix de la thématique de l’année, des ateliers de préparation des costumes, des chars, du Bonhomme Hiver, et de l’ensemble des éléments constituant le défilé.
L’année 2018 est une année de Coupe du monde de football. Il a donc été collectivement décidé d’ouvrir le thème de cette édition sur les pays du monde, et de la nommer « Planète Carnaval ». Pour ne pas tomber sur une sorte de compétition entre les carnavals des différents continents, un autre angle a été choisi. Il s’agit de réunir tous les continents pour combattre ce qui sépare les hommes : la peur. Partout dans le monde, et de tous temps, la peur se nourrit des hommes, les divise et les oppose les uns aux autres. Alors pourquoi ne pas se rassembler pour la combattre ?
Pour symboliser la peur, il a été décidé de donner au Bonhomme Hiver les traits de la Méduse, empruntée à la mythologie grecque, avec ses cheveux de serpents qui pétrifiait de terreur les marins et les voyageurs. Pour accompagner ce thème marin, le char créé par les enfants et les habitants a été imaginé sous forme d’un drakkar, flanqué de boucliers colorés aux couleurs des pays du monde ou de tout autre symbole choisi par les participants.
La construction de ces éléments a pris plusieurs semaines, avec les enfants pendant les vacances d’hiver, puis avec des bénévoles habitués jusqu’au jour du Carnaval. Le Bonhomme Hiver, réalisé par de nombreuses mains à partir de bois, de grillage, de papier et de tissu, avait un air à la fois effrayant et grotesque. L’objectif est de le rendre suffisamment antipathique pour qu’en le brûlant, le public y voie le symbole du rejet des peurs et de tout ce qui immobilise et empêche d’agir.
Le Carnaval a eu lieu le 24 mars, sous un soleil exceptionnellement beau pour la saison. En tout, environ 2500 personnes ont participé au cortège qui a sillonné les principaux quartiers de la Ville. Plusieurs ensembles musicaux, avec en tête des percussions brésiliennes, ont accompagné l’ensemble de la déambulation, ainsi que des comédiens et des circassiens. Les enfants et certains adultes étaient costumés, maquillés, de sorte que la foule était parée de toutes les couleurs et de tous les âges.
Pendant deux heures, avec pour point de départ le magnifique bâtiment de la MJC, les rues principales de la ville, habituellement occupées par une circulation dense, ont été restituées au marcheurs, sous la protection de la police et grâce à la supervision de nombreux bénévoles. La réappropriation de l’espace public par les familles, comme un bien commun et comme un lieu de fête et de réjouissances, est suffisamment rare pour être aussi relevée comme un symbole fort de la souveraineté de la population sur le territoire de sa ville.
Après un peu plus de deux heures de marche, le cortège a abouti dans le parc de la Mairie, où un espace avait été préparé pour le sacrifice du Bonhomme Hiver. Après quelques démonstrations de comédiens, deux cracheurs de feu ont mis le feu à la Méduse, et avec elle ce sont tous les symboles de la peur qui se sont envolés en fumée, avec pour décor le lieu représentant la démocratie locale. De l’avis général, cette édition 2018 du Carnaval a été une réussite.
Parmi les souhaits émis à l’issue de cette manifestation, il y a celui de renforcer encore son côté participatif et d’inciter le public à se l’approprier encore davantage. Sa forme actuelle est déjà intéressante de ce point de vue, mais nous disposons encore d’une marge de progression pour que le Carnaval remplisse à plein son rôle social et culturel dans la ville de Croix. C’est un formidable terrain d’expérimentation à faire rayonner aussi largement que possible !
 Yoann Gauvry, directeur de la Maison des Jeunes et de la Culture Centre Social de Croix